Auditions du 4.11.2009 de la mission d'information du port du voile intégral sur le territoire nationalAudition de M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du salafisme
M. le président André Gerin. Nous poursuivons aujourd’hui nos
travaux par l’audition de M. Samir Amghar, universitaire, spécialiste
du salafisme et des courants intégristes de l’islam. Vous avez aussi,
Monsieur, travaillé sur les enjeux d’une représentation
institutionnelle de l’islam en France.
La question du salafisme et de son influence s’est très clairement
posée depuis le début de nos travaux. Nous sommes donc particulièrement
heureux de vous accueillir aujourd’hui car nous avons besoin
d’éclaircissements sur cette mouvance. Est-ce un mouvement nouveau ?
Une organisation structurée ? En expansion ?
Nous aimerions, par ailleurs, savoir quel regard vous portez sur le
port du voile intégral. Y voyez-vous l’influence du salafisme, du
fondamentalisme ou plutôt, comme certains nous le disent, une réaction
identitaire de la part de personnes mal intégrées à la société
française ? Nous aimerions également connaître les vecteurs d’influence
de l’islam intégriste. Je vous laisse la parole.
M. Samir Amghar, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales. J’achève,
à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction du
professeur Olivier Roy, une thèse de doctorat en sociologie politique
qui porte sur les dynamiques de réislamisation et sur les
transformations de l’islamisme en Europe, et, plus particulièrement,
sur l’émergence et le développement du salafisme en France. À ce titre,
j’ai mené pendant plus de cinq ans des enquêtes de terrain et conduit
plus de 70 entretiens avec des imams, des prédicateurs, des militants
et des sympathisants appartenant à cette mouvance, ainsi qu’avec des
femmes portant le voile intégral. Je vous proposerai donc ici un voyage
au cœur de l’univers salafi.
J’examinerai tout d’abord dans quelle mesure le voile intégral fait
partie d’une certaine tradition islamique. Je vous présenterai ensuite
les caractéristiques doctrinales et politiques du salafisme en France.
Enfin, je tenterai d’inventorier les motivations mises en avant par les
femmes appartenant à ce mouvement pour justifier le port du voile
intégral.
Le niqab fait-il ou non partie de la tradition islamique ? Il
importe de répondre à cette question dans la mesure où la plupart des
femmes qui le portent le justifient par des arguments religieux.
N’étant que sociologue, ou apprenti sociologue, je me garderai bien de
faire ici l’exégèse des versets coraniques se rapportant au voile. Je
soulignerai plutôt qu’en matière religieuse, les textes ne parlent pas
d’eux-mêmes : ce sont les hommes qui les font parler. Je m’intéresserai
donc, non à ce que disent les textes à ce sujet, mais à ce qu’en dit
l’orthodoxie musulmane.
Il existe dans la théologie musulmane quatre écoles de jurisprudence : tout d’abord, l’école mâlekite, dominante en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest ; l’école châféite, dominante en Afrique de l’Est et en Asie ; l’école hanafite, dominante dans le monde turcophone ; enfin, l’école hambalite, dominante
dans la péninsule arabique. Ces quatre écoles, qui édictent les normes
en matière de loi islamique, sont unanimes à affirmer que le port du
voile relève d’une obligation religieuse pour toute femme pubère.
Certains courants donnent une interprétation plus souple des versets
coraniques se rapportant au voile, mais ils demeurent encore
minoritaires et n’ont de relais ni dans le monde musulman ni dans les
communautés musulmanes installées en Europe. S’il ne fait aucun doute
pour les quatre écoles susnommées que le Coran élève le port du
voile en obligation religieuse, elles divergent quant à ce que ce voile
doit recouvrir, en sus du corps : le visage ou seulement les cheveux ?
L’école qui penche le plus en faveur du voile intégral est l’école hambalite. Or les salafistes aujourd’hui présents en France s’inscrivent dans cette filiation. Mais au sein même de cette école hambalite,
il existe des divergences, certains affirmant le caractère obligatoire
du voile intégral quand d’autres indiquent qu’il peut être porté mais
ne relève pas strictement d’une obligation religieuse.
Le développement du port du voile intégral en France y est
intimement lié à celui du salafisme. Ce mouvement est chez nous
d’implantation récente, apparu seulement au début des années 90, sous
l’effet de la prédication de quelques jeunes issus de l’immigration
musulmane qui étaient partis étudier le Coran et les sciences
religieuses dans les universités islamiques d’Arabie saoudite, de
Jordanie ou du Yémen, mais aussi de militants appartenant à l’aile
salafiste du Front islamique du salut, le parti islamiste algérien.
Qu’est-ce donc que le salafisme ? C’est un courant qui prône une
compréhension et une application littérales de l’islam. Ce mouvement,
ultra-orthodoxe et puritain, appelle les musulmans à vivre ou revivre
l’islam selon les préceptes invoqués par les compagnons du Prophète. Il
présente la particularité de n’être pas homogène, mais divisé en
plusieurs tendances et sensibilités politiques. Tout d’abord, le
salafisme révolutionnaire, dit djihadiste, lequel non seulement
appelle à une pratique ultra-orthodoxe de l’islam, mais prône l’usage
de la violence et de l’action directe comme seuls moyens politiques
pour peser dans le débat public. Ensuite, le salafisme politique,
appelant lui aussi à une lecture littérale des textes et à une pratique
ultra-orthodoxe, mais qui invite les musulmans à ne s’engager dans le
débat public que par le biais d’instruments politiques pacifiques –
manifestations, pétitions… Enfin, le salafisme piétiste qui, lui, n’a
aucune vision djihadiste ni politique mais se concentre sur la dimension religieuse et missionnaire.
En France, les deux premières tendances du salafisme sont
ultra-minoritaires. La très grande majorité des personnes qui s’y
réclament du salafisme appartiennent à la troisième. Sur deux mille
mosquées présentes sur le territoire français, entre vingt et trente
seulement auraient à leur tête un imam salafiste. Une enquête des
Renseignements généraux de 2004 estime qu’entre cinq et dix mille
personnes appartiendraient à ce mouvement.
Le salafisme dominant en France se définit par son piétisme, son
apolitisme et son caractère non-violent, s’inscrivant d’abord dans une
logique prédicatrice missionnaire. Son piétisme tout d’abord : pour ses
tenants, l’urgence n’est ni de politiser l’islam ni de s’inscrire dans
une logique guerrière, mais de convertir les musulmans sociologiques à
une pratique orthodoxe et puritaine de leur religion. Ils se consacrent
donc à deux tâches principales : l’éducation religieuse, dans la mesure
où ils tiennent les musulmans installés en Europe pour des musulmans
égarés, pratiquant un mauvais islam, et la purification d’une religion
qui est, selon eux, altérée par des pratiques hérétiques.
Deuxième caractéristique de ce mouvement : l’apolitisme – ce qui n’exclut pas une dimension éminemment politique. Les salafis
français s’opposent à toute forme d’engagement politique au nom de
l’islam – d’une manière générale, il convient pour eux de délaisser la
politique. J’en donnerai plusieurs exemples. En 2004-2005, menant des
enquêtes de terrain, j’ai participé à diverses manifestations
organisées par des associations musulmanes appelant à s’opposer à toute
loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école.
J’ai été surpris du faible nombre de personnes se réclamant du
salafisme dans ces manifestations. Lors de celles qui ont été ensuite
organisées contre les caricatures du Prophète, il n’y avait aucun salafi.
Enfin, en janvier 2009, quand des associations musulmanes ont appelé à
manifester contre l’invasion des territoires palestiniens occupés par Tsahal, les sites salafis sur Internet ont appelé, eux, à ne pas se joindre à ce mouvement. Plus surprenant encore, les salafis
évitent d’intervenir même lorsqu’une question les concerne directement.
Assistant l’été dernier à une conférence donnée en banlieue parisienne
par un imam salafi sur la bonne pratique de l’islam, j’ai, comme il est de coutume chez les salafis
dans ce genre de réunions, demandé par écrit à cet imam quelle était sa
position en tant qu’autorité religieuse sur le port du voile intégral.
Après avoir répondu à toutes les autres questions, il a lu la mienne et
l’a écartée, indiquant qu’il était des questions qu’il ne fallait pas
poser, pour éviter de diviser la communauté musulmane. Les salafis vivent dans une sorte de bulle, dressent un cordon sanitaire entre eux et le reste de la société.
Troisième caractéristique : ce mouvement se veut aussi non-violent.
Ainsi, ses autorités religieuses, aussi bien en France qu’en Arabie
saoudite, en Jordanie ou au Yémen, ont condamné de manière unanime les
attentats du 11 septembre 2001, ainsi que les attentats de Madrid en
2004 et de Londres en 2005.
Enfin, pourquoi les femmes appartenant au mouvement salafiste
décident-elles de porter le voile intégral ? Trois explications
principales me paraissent pouvoir être avancées. C’est une protestation
symbolique ; un signe de distinction sociale ; l’expression d’un
hyper-individualisme.
Le salafisme séduit un grand nombre de jeunes filles issues de
l’immigration musulmane, mais aussi de Françaises de souche. Lorsque
celles-ci décident de se salafiser, une minorité seulement opte pour le niqab, la grande majorité choisissant le djilbeb, voile
informe mais qui ne masque pas le visage. Lorsqu’on discute avec les
premières, elles expliquent que porter le voile intégral est, pour
elles, une manière d’exprimer une protestation, de manifester leur
désaccord avec les valeurs dominantes de la société dans laquelle elles
vivent, de mettre symboliquement cette société à distance. Le voile
intégral marque une rébellion symbolique contre l’ordre hiérarchique
incarné par leurs parents, critiqués pour pratiquer un mauvais islam,
et contre l’ordre social.
Mais le voile intégral est également le signe d’une distinction
sociale. Celles qui le portent et le revendiquent en tirent une grande
fierté et le ressentent comme un symbole de respectabilité. En se
salafisant et en portant le niqab, d’adolescentes elles deviennent des adultes respectées, notamment dans les quartiers populaires.
Le voile intégral est enfin le signe d’un hyper-individualisme religieux. Selon des observateurs, le port du niqab,
loin d’être volontaire ou consenti, résulterait d’une contrainte
émanant du groupe auquel appartiennent ces jeunes filles ou d’un membre
de leur famille. De fait, il y a bien contrainte, mais elle ne résulte
pas d’une pression sociale externe exercée par un imam ou leur famille
sur ces jeunes femmes. Il s’agit bien plutôt d’une contrainte
volontairement intériorisée, parce que ressentie comme légitime. C’est
en lisant, en écoutant sur Internet des imams prêcher l’islam et la
nécessité de porter le voile intégral que progressivement les jeunes
femmes qui s’islamisent en viennent à désirer ou à s’imposer de porter
le niqab pour se comporter de manière plus conforme à leur foi.
Elles y voient le signe d’une plus grande « islamité », d’une
appartenance à une élite, à une avant-garde religieuse appelée à guider
la communauté musulmane égarée.
M. le président André Gerin. Je vous remercie de cette
présentation, synthétique et pertinente. J’invite maintenant ceux de
nos collègues qui le souhaitent à vous poser des questions.
M. Lionnel Luca. Il est communément admis qu’il n’y a pas
dans l’islam de séparation entre le politique et le religieux. Or, vous
prétendez l’inverse en affirmant que les salafis vivant en
France refusent de s’engager en politique. Pourriez-vous nous en dire
davantage sur ce qu’il faut entendre par religieux et politique dans la
tradition de l’islam ?
Vous affirmez enfin que les salafistes en France refusent
systématiquement de prendre part à la vie politique. Mais ne
pensez-vous pas qu’ils préparent, de manière subliminale peut-être, les
esprits à faire de la politique et à s’engager dans d’autres voies, au
risque qu’une mauvaise assimilation de certains principes de
purification et d’idéalisation incite certaines personnes à « franchir
le pas » ?
M. Pierre Cardo. Le port du voile intégral serait une marque
de distinction sociale, avez-vous dit. Ne constituerait-il pas aussi
une protection contre la société ?
Mme Arlette Grosskost. Selon vous, le mouvement salafiste
est-il un mouvement sectaire ? Si oui, souhaite-t-il mettre en avant
une identité particulière ?
Mme Colette Le Moal. Vous avez parlé de jeunes portant le voile intégral. Est-on bien sûr que ce sont essentiellement des jeunes ?
M. le président André Gerin. J’aimerais aussi que vous abordiez la dimension géopolitique.
M. Samir Amghar. Du point de vue du sociologue que je suis,
le salafisme est, en effet, une secte – est en tout cas travaillé par
des dynamiques sectaires. Lorsque les sociologues parlent de secte, il
n’y a là aucune connotation péjorative. Pour eux, c’est un courant
religieux comme un autre. Mais, par opposition à l’église, la secte se
définit premièrement par son refus de compromis avec le reste d’une
société qu’elle considère comme corrompue ; deuxièmement par la nature
charismatique de l’autorité religieuse qui la guide : les groupes
salafistes s’organisent ainsi autour de leaders charismatiques ayant
souvent étudié en Arabie saoudite, en Jordanie ou au Yémen. La
troisième caractéristique d’une secte pour le sociologue est que ses
membres l’ont rejointe volontairement. Si on naît musulman, on choisit
de devenir salafi.
Le salafisme en France entretient un rapport négatif avec son
environnement. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce mouvement il y
a quelque six ans, j’ai été surpris de son sectarisme, de son refus de
se mêler au reste de la société, de ses critiques de la société
française et des valeurs républicaines. Mais force est de constater
qu’en dépit de ce sectarisme, les salafis sont contraints de
passer des compromis avec leur environnement, quelque insuffisamment
islamique qu’ils le considèrent. Alors que, dans les années 1990, il
n’était pas question de mariage à la mairie et, pour les salafis étrangers, de naturalisation, cela se pratique de plus en plus. Preuve que les salafis se « désectarisent » et s’ouvrent progressivement à notre société.
M. Lionnel Luca. Ou font de l’entrisme !
M. Samir Amghar. Non, le salafisme n’est pas pour moi le
courant islamique qui fait de l’entrisme en France, précisément dans la
mesure où c’est un mouvement sectaire qui se désintéresse de la
politique. La seule urgence pour ses tenants est de garantir leur place
au paradis et d’appeler les musulmans à la réislamisation. Je n’ai
jamais constaté que les imams salafis ou les salafis
eux-mêmes pratiquent l’entrisme ou développent des relations
clientélistes avec les maires des communes où se trouvent leurs
mosquées. Ils ne se situent pas du tout dans la logique entriste qui
peut être celle des Frères musulmans ou de l’UOIF (Union des
organisations islamiques de France). La sphère politique ne les
intéresse pas du tout.
Mme Arlette Grosskost. Pour l’instant !
M. Samir Amghar. Le salafisme prépare-t-il les jeunes à
s’engager en politique ? Non, bien au contraire : une grande partie du
mouvement est constituée de jeunes qui ont été déçus de leur engagement
politique antérieur au sein d’associations musulmanes. Beaucoup des salafis
actuels étaient proches des Frères musulmans dans les années 90,
écoutaient Tariq Ramadan, dans la pensée duquel ils se reconnaissaient.
Mais ces organisations, qui n’ont pas, à leurs yeux, tenu leurs
promesses, les ont progressivement déçus.
Mme Danièle Hoffman-Rispal. Mais ceux-là ont maintenant la trentaine !
M. Samir Amghar. Les salafis qui ont vingt ans
aujourd’hui rejettent aussi la politique, institutionnelle ou
associative, musulmane. Pour eux, on ne changera les choses que par le
retour à un islam authentique.
S’agissant du lien entre islam et politique, n’étant pas
islamologue, il m’est difficile de répondre. En France, deux
conceptions s’affrontent. Il y a d’un côté celle défendue par les
Frères musulmans selon lesquels l’islam n’est pas seulement une
religion, mais un système global, à la fois religieux, politique,
philosophique, éthique…, et pour qui être un bon musulman, c’est non
seulement fréquenter la mosquée, faire ses cinq prières par jour, mais
aussi s’engager au nom de ses valeurs religieuses. Et les mouvements
« fréristes » se situent, en effet, dans une logique entriste ou de
lobbying. D’un autre côté, il y a les salafis pour qui, en
revanche, l’urgence n’est pas de politiser l’islam mais bien plutôt,
dans une posture missionnaire et piétiste, d’appeler les musulmans à la
pratique de l’islam véritable. Cela étant, il est vrai que les imams
professent qu’il faudra ensuite passer à une autre étape, celle de
l’organisation, mais cela fait vingt ans qu’ils tiennent le même
discours sans avoir rien fait en ce sens – de sorte que ce courant est
le seul à n’être pas organisé et hiérarchisé à l’échelle nationale.
N’existent que des associations locales, constituées autour d’un imam
prédicateur charismatique – et celui de Lille, par exemple, n’a pas de
relations avec celui de la région marseillaise. Ces groupes
fonctionnent de manière autonome les uns par rapport aux autres et
n’ont pas de projet politique. Le seul projet des jeunes salafis
est, à mon sens, de quitter la France pour s’installer dans un pays
musulman, parce qu’ils estiment que la France manque de respect à
l’égard de ses musulmans et que l’on ne peut y vivre pleinement sa
religion.
M. Jacques Remiller. Combien cette mouvance regroupe-t-elle de personnes ? Dans quelles régions est-elle plus particulièrement représentée ?
M. Samir Amghar. Comme je l’ai dit, une enquête des
Renseignements généraux datant de 2004 estime qu’il y aurait quelque
5 000 salafistes en France. Entre vingt et trente mosquées ont à leur
tête un imam salafiste : une dizaine en banlieue parisienne, deux dans
la région lyonnaise, une à Marseille et une à Romans-sur-Isère.
M. Pierre Cardo. Toutes de tendance piétiste ?
M. Samir Amghar. Les deux autres tendances salafistes sont,
en effet, ultra-minoritaires, voire inexistantes. La tendance
djihadiste était présente dans les mosquées au début des années 2000
mais elle en a disparu, ses imams ayant renoncé à tenir ce discours
« révolutionnaire » sous la pression policière.
Mme Bérengère Poletti. Disposez-vous d’informations sur la
progression du salafisme en France ces dernières années ? Le nombre
d’imams salafistes a-t-il augmenté ?
M. Samir Amghar. Le nombre de mosquées salafies reste
stable : les seules variations tiennent au fait que tel ou tel imam est
parti de l’une pour aller dans une autre, qui devient alors salafie à son tour.
M. Pierre Cardo. Nous cherchons au travers de ces auditions
la réponse la mieux adaptée au problème du port du voile intégral. Nous
ne vous demanderons pas quelle serait cette réponse, mais quelle est,
selon vous, l’erreur à surtout ne pas commettre ?
Mme Pascale Crozon. Quels rapports entretiennent les salafistes avec les autres courants de l’islam qui font également du prosélytisme ?
M. Samir Amghar. Les salafistes, pensant être les seuls
dépositaires du véritable islam, considèrent tous les autres mouvements
comme hérétiques, qu’il s’agisse du mouvement Tabligh, mouvement
missionnaire d’origine indo-pakistanaise, des Frères musulmans ou
d’autres mouvements soufis. Ils se situent dans une logique
d’excommunication par rapport à ces autres courants, du moins dans le
discours. Car dans les faits, on constate souvent des
« accommodements ». Les salafistes fréquentent, par exemple, des
mosquées ayant à leur tête un imam de la mouvance des Frères musulmans
si c’est la seule dans la ville. De même, beaucoup se rendent au
congrès que tiennent chaque année au Bourget les Frères musulmans et
qui rassemble entre 20 000 et 50 000 personnes, et ils y tiennent même
des stands. La pratique est donc bien plus nuancée que le discours – et
relève un peu du bricolage.
S’agissant de l’erreur à ne pas commettre, je me bornerai à relever
que la loi de 2004, réaffirmant la primauté du principe de laïcité dans
l’enceinte scolaire, a eu des effets positifs, mais aussi des effets
pervers. Beaucoup de jeunes filles qui portaient le voile au collège ou
au lycée ont cessé de fréquenter ces établissements, se sont
déscolarisées et se sont mises à fréquenter de plus en plus les cercles
salafis. Conséquence : celles qui portaient en 2004 le hijab portent aujourd’hui le niqab.
La loi de 2004 a également favorisé une forme de communautarisme. En
effet, à partir de cette date, les Frères musulmans ont créé des écoles
confessionnelles et depuis lors, de nombreux projets, à Lyon, à
Marseille, dans le Nord et plus récemment à Vitry-sur-Seine, ont vu le
jour. La réaffirmation tout à fait légitime du principe de laïcité a
donc eu, hélas, ces effets pervers que l’on perçoit mieux avec le
recul. Il faudrait en tenir compte au moment d’évaluer l’intérêt d’une
loi éventuelle sur la burqa.
M. Georges Mothron. Votre exposé a été très clair mais j’ai
bien le sentiment qu’il y a une « comptabilité » officielle du
salafisme et une officieuse. Dans la région parisienne, par exemple, à
côté du salafisme mesuré par les Renseignements généraux et qui a passé
des compromis avec les collectivités, il y a celui qui se développe ou
fait résurgence dans des lieux de prière non reconnus, parfois à
quelques centaines de mètres seulement d’une mosquée, et avec des
dérives non négligeables. Je ne veux pas généraliser ce qui se passe
dans ma circonscription, mais il me semble que le salafisme a gagné du
terrain, au prix d’un sectarisme accru.
Mme Françoise Hostalier. Comme l’a souvent souligné le président de notre mission, le port de la burqa ou du niqab ne
constitue que la partie émergée de l’iceberg. On ne sait pas très bien
ce qu’il y a en dessous, mais c’est en tout cas mal ressenti par
beaucoup de nos concitoyens, y compris de confession musulmane. Je
pense en particulier à ces revendications de plus en plus nombreuses,
exprimées au nom du droit de vivre sa religion mais incompatibles avec
les exigences d’un Etat laïc. Passe encore dans les prisons ou les
maisons de retraite, dont les intéressés ne peuvent sortir, mais cela
ne peut s’admettre à l’école ou dans l’hôpital. Pourquoi voit-on de
plus en plus de femmes portant le voile intégral ou d’hommes affichant
ostensiblement leur appartenance religieuse dans les transports et les
lieux publics, et exprimant des exigences croissantes vis-à-vis de
nous, Gaulois – si je puis m’exprimer ainsi ? On m’a rapporté que, dans
certaines entreprises, les salariés avaient reçu pour consigne de ne
pas manger leur sandwich sur place pendant le Ramadan, pour ne
pas risquer de heurter des collègues de confession musulmane. On va
finir par aboutir à un communautarisme inversé et à des réactions de
rejet, alors que jusqu’à présent la population musulmane ne posait pas
de problème. Comment le sociologue que vous êtes analyse-t-il cette
montée d’un islamisme « dérangeant » et le risque qu’il fait courir ?
Mme Danièle Hoffman-Rispal. Je m’associe à la question de
Françoise Hostalier. Vous nous avez dit, Monsieur, que le port du voile
intégral traduit un « hyper-individualisme » et un « refus de nos
valeurs », et que légiférer, comme nous pensons qu’il est de notre
devoir de républicains laïcs de le faire au nom du respect des valeurs
universelles que nous défendons, pourrait avoir des effets pervers.
Alors, que pouvons-nous faire ? Dans ma circonscription de Belleville,
alors qu’auparavant je croisais une femme en niqab une fois
tous les six mois, j’en croise maintenant dix tous les vendredis ! Et
le phénomène semble s’amplifier. Je me demande d’ailleurs si le simple
fait d’avoir posé publiquement le problème n’a pas joué…. Pourquoi
devrions-nous accepter les valeurs de personnes qui, ostensiblement,
refusent les nôtres ? Cela me pose un problème philosophique, encore
plus que politique.
M. le président André Gerin. J’ai également l’impression
qu’avec le voile intégral, on parle de l’arbre, non de la forêt qu’il
cache. Je ne sais pas si vos données sont parfaitement actualisées car
c’est bien toute une forêt que nous découvrons. Nous en avions déjà
quelque idée avant le début de cette mission mais, allant plus avant
dans nos travaux, en essayant de débattre, notamment, avec les
responsables du culte musulman, nous cherchons à caractériser ce que
nous constatons. S’agit-il d’une dérive intégriste, fondamentaliste,
d’une idéologie « barbare », comme certains l’ont dit ? Toutes les
informations que vous nous avez livrées sont intéressantes mais comment
se fait-il que, dans des territoires entiers, on oblige des mineures à
porter certaines tenues vestimentaires qu’elles ôtent dès qu’elles
arrivent dans leur établissement scolaire, pour s’habiller « comme
leurs copines », en venant même à demander à disposer d’un vestiaire où
se changer ? Comment se fait-il que l’on observe de plus en plus de
comportements fanatiques d’hommes vis-à-vis de leur femme dans les
hôpitaux, les maternités… ? Il est important de pouvoir caractériser
ces évolutions afin de faire reculer ces comportements. Nous
souhaiterions en France un islam qui s’adapte aux conditions de notre
pays. Une clarification s’impose à ce sujet. Dans ma seule commune, je
connais douze lieux de prière officieux dans des caves ou en pied
d’immeuble. Je suis donc sceptique quant au chiffre que vous avez
avancé concernant l’agglomération lyonnaise.
M. Pierre Cardo. Si nous avons créé cette mission
d’information et décidé d’auditionner toute une série de personnalités,
c’est que nous avons besoin de comprendre le phénomène auquel nous nous
attaquons. Si nous avons demandé à entendre M. Amghar, c’est parce
qu’il est un spécialiste du salafisme, dont nous cherchons à comprendre
l’origine et ce qui motive ses adeptes. Je pense qu’il faut éviter,
Monsieur le président, de donner aux universitaires et aux chercheurs
qui partagent avec nous leurs connaissances le sentiment de se trouver
devant un tribunal. Nous sommes là pour les écouter, leur poser des
questions, pas pour donner des leçons. Ce que nous affrontons est
certes à la fois inquiétant et complexe, mais c’est une raison de plus
de procéder avec délicatesse.
M. le président André Gerin. J’en suis tout à fait d’accord.
Il est important que nous dialoguions avec les scientifiques pour mieux
comprendre certains phénomènes et si je souhaite disposer de données
actualisées concernant la région lyonnaise, ce n’est nullement une
critique à l’égard de M. Amghar, d’autant que ce n’est pas
nécessairement lui qui peut nous les fournir.
M. Samir Amghar. Dans l’agglomération lyonnaise, il y a une mosquée salafiste aux Minguettes, à Vénissieux – la mosquée Al Fourqan – et une autre à Lyon même, dans le 8e arrondissement. Elles sont très actives, faisant preuve d’un grand prosélytisme. Le mouvement salafi
est sans doute, en effet, le plus hégémonique et celui qui connaît le
plus fort développement, notamment au détriment du mouvement Tabligh.
Dans les quartiers populaires, lorsqu’on décide de se convertir à
l’islam ou de se réislamiser, on le fait bien souvent au contact du
salafisme car c’est la seule offre religieuse qui y reste et qui
apparaît comme la plus légitime et la plus authentique.
Quant à Argenteuil, c’est un bastion historique du salafisme, la
première ville où il s’est développé et où des femmes ont commencé à
porter le voile intégral, et celle où se trouve la plus grande mosquée salafie de France, pouvant accueillir plusieurs centaines de fidèles, la mosquée As Salaam.
Mais l’imam, le franco-marocain Abou Omar, considère que le voile
intégral n’a pas sa place en France, mais seulement dans les pays
musulmans qui l’acceptent. Il se situe donc dans une logique de
compromis, invitant les jeunes filles à découvrir leur visage. C’est
l’exemple du bricolage auquel sont conduits des imams salafis,
malgré le sectarisme propre au mouvement. Cela étant, il est vrai qu’il
existe un certain nombre de lieux de culte non répertoriés, mais les
chiffres que je vous ai donnés permettent d’avoir un ordre de
grandeur : les salafistes sont une minorité dans la minorité musulmane,
mais une minorité très active.
Mme Bérengère Poletti. Votre curriculum vitae,
Monsieur, nous apprend que vous avez été l’auteur en 2000 d’un mémoire
sur « l’islamisme tunisien face à la démocratie ». Or je crois savoir
que la Tunisie interdit le port du voile intégral. J’aurais aimé
connaître votre sentiment à ce sujet.
Vous allez par ailleurs très prochainement soutenir une thèse sur le
salafisme en Europe. Le salafisme a-t-il un projet, explicite ou non,
de conquête de territoires ?
Mme Pascale Crozon. Quels rapports entretient-il avec les
autres courants de l’islam ? Y a-t-il déjà eu des confrontations entre
ces courants ou risque-t-il d’y en avoir ?
M. Samir Amghar. Il y a déjà eu des confrontations, mais les
salafistes étant persuadés de détenir la vérité, ils les évitent car
ils savent que, de toute façon, Frères musulmans et tablighis
sont voués à l’enfer ! J’ai assisté à des pugilats, à des bagarres,
mais je les crois exceptionnels. Les conflits de territoires restent
discrets, l’objectif de chacun étant néanmoins de convertir le plus
grand nombre de personnes.
En Tunisie, dont je souligne que je ne suis pas un spécialiste, le
voile intégral n’est pas interdit en soi, mais la pression sociale et
policière y est telle que les femmes qui souhaiteraient le porter ne le
font pas, pour éviter les ennuis. Cela dit, la tendance piétiste du
salafisme se développe de plus en plus dans ce pays, avec la
bénédiction du régime parce qu’il voit dans ce courant, orthodoxe mais
apolitique, l’outil idéal pour faire barrage à l’islamisme politique.
S’agissant des effets pervers que pourrait avoir une loi sur le
voile intégral, il faut voir que celui-ci est porté par des personnes
qui ont un rapport conflictuel avec la France, estimant avoir été
durant des années montrées du doigt parce que d’origine étrangère et de
confession musulmane, se considérant donc comme victimes de racisme et
d’exclusion. Pour elles, le salafisme est une sorte de revanche.
M. le président André Gerin. Mais sans connotation politique ?
M. Samir Amghar. Non, car les salafistes n’ont pas de programme politique précis et ne cherchent pas non plus à négocier avec l’État.
M. Jacques Remiller. Où sont formés les imams des mosquées salafistes ?
M. Samir Amghar. Essentiellement en Arabie saoudite. À partir
des années 60, ce pays a voulu apparaître comme une superpuissance
religieuse et a créé de nombreuses universités islamiques qui, à la
différence de celles d’Algérie, du Maroc ou d’Égypte, allouent des
bourses à leurs étudiants. Des représentants de ces établissements
démarchent les mosquées françaises pour recruter de futurs étudiants en
théologie. Elles dispensent par ailleurs un enseignement de grande
qualité. Être diplômé d’une université islamique saoudienne quand on
veut devenir imam, c’est comme être diplômé de l’Institut d’études
politiques de Paris quand on veut faire de la science politique en
France !
M. le président André Gerin. Nous avons l’exemple de l’imam Bouziane.
Nous vous remercions, Monsieur. Vous nous avez vraiment donné envie d’en savoir davantage.
Audition de Mme Yvette Roudy, ancien ministre
M. le président André Gerin. Madame la ministre, merci d’être
là. Vous vous êtes battue sans relâche pour l’avancée des droits de la
femme aussi bien comme militante associative que comme femme politique,
notamment comme ministre chargée des droits de la femme dans le
gouvernement Mauroy ou comme parlementaire au moment de la discussion
de mesures relatives à la parité.
Il nous a paru, à ce stade de nos travaux, utile de vous entendre,
vous qui avez vécu de l’intérieur l’évolution du mouvement féministe.
Je souhaiterais savoir quel regard vous portez sur le voile
intégral. Est-ce avant tout l’expression d’un malaise identitaire de la
part de jeunes personnes qui sont mal intégrées à la société française
ou faut-il y voir une réelle influence du fondamentalisme ? N’est-il
pas surprenant de voir beaucoup de jeunes filles de souche européenne
converties à l’islam adopter cette pratique rigoriste ? Selon vous,
quels sont les droits de l’homme – et de la femme – mis en cause par
cette pratique ?
J’aimerais aussi vous demander si, selon vous, le port du voile
intégral remet en cause les valeurs républicaines et, plus
particulièrement, le principe de laïcité.
Une loi portant sur le voile intégral pourrait comprendre des
mesures positives visant à améliorer la tolérance et les droits des
femmes. Quelles mesures proposeriez-vous pour que la communauté
musulmane comprenne bien qu’il ne s’agit pas d’une loi antimusulmane,
mais d’une manière de préserver le « vivre ensemble », lequel ne peut
se faire au détriment des femmes ? La mission ne s’est pas encore
prononcée définitivement, mais elle verrait dans la loi un moyen de
libération, et non de répression, comme le craignent certains.
Mme Yvette Roudy. Merci de m’avoir invitée à donner mon avis.
La question du voile intégral, qui émeut beaucoup de monde, me rappelle
« l’affaire du voile ». À cette époque, nous avons entendu, notamment
au Parlement et au sein de la commission présidée par M. Bernard Stasi,
les mêmes arguments que ceux que nous entendons aujourd’hui.
Ces arguments sont de trois ordres. Premièrement, il faudrait
autoriser le voile intégral au nom de la religion. Deuxièmement, le
port du voile relèverait de la liberté des femmes, qui peuvent choisir
de se promener dans un scaphandre ambulant – on peut s’interroger sur
le sens que ces jeunes femmes donnent au mot liberté. Troisièmement, il
ne faudrait surtout pas, par une loi, stigmatiser toute une communauté.
Je remarque d’abord que le port du voile, intégral ou non, n’est pas inscrit dans le Coran.
Selon moi, c’est une invention de la part d’une branche intégriste
religieuse qui vise à propager son idéologie. Nous savons d’ailleurs
que toutes les religions ont leurs intégristes : il y en a eu chez les
catholiques et chez les protestants.
Nous disposons en France de l’excellente loi de 1905, dite de
séparation des Églises et de l’État. Il en résulte que la loi de la
République est au-dessus des lois religieuses. Ce sont des arguments
simples, qu’il faut rappeler à ceux qui se laisseraient intimider,
notamment par des accusations d’intolérance.
Je n’ai aucun état d’âme : il s’agit d’une propagande politique
orchestrée par un courant politique particulier qui utilise la religion
et s’attaque à nos principes. Elle profite de notre point faible : les
droits des femmes. Il suffit de gratter un peu, de discuter pour en
avoir la preuve : certains affirment que tout est réglé en ce domaine
et, régulièrement, certains tentent de revenir sur des droits acquis
par les femmes. Comme il s’agit de droits récents, il n’est pas
étonnant qu’ils ne soient pas compris par tous ni suffisamment
défendus. Les intégristes, qui sont très intelligents et cultivés,
savent bien ce qu’ils font en agissant ainsi.
Derrière cette attaque, c’est notre République, notre État de droit,
notre principe de laïcité qui se trouvent attaqués. Or le principe de
laïcité est inscrit dans la Constitution. Il serait inconstitutionnel
d’accepter de revenir dessus. Nous devons être fiers de ce principe de
laïcité, qui est propre à la France. Il est d’ailleurs intraduisible
dans d’autres langues et on a du mal à l’expliquer aux Anglo-Saxons.
Mais nous nous sommes suffisamment battus pour l’affirmer et il est
maintenant admis par l’Église catholique. Pour avoir été maire d’une
ville de pèlerinage pendant douze ans, j’ai rencontré régulièrement des
évêques, et cela se passait très bien. J’en veux aussi pour preuve un
texte de Mgr Jean-Louis Tauran, conseiller du Pape, d’où il ressort
qu’il accepte très bien la laïcité.
Nous n’avons donc pas de problèmes avec les hauts responsables de
l’Église catholique romaine en France. Il faut expliquer que la loi sur
la laïcité s’applique partout, quelles que soient les religions : les
Églises sont séparées de l’État et la religion relève du domaine privé.
Je remarque, par ailleurs, que le port du voile ne concerne que les
femmes. Les hommes ne demandent pas à être traités de manière
différente ou spécifique. J’y vois donc la manifestation d’un
traitement inégalitaire – qui s’oppose au principe constitutionnel
d’égalité entre hommes et femmes.
Certaines femmes déclarent que porter le voile relève de leur
liberté. Elles sont en général jeunes et d’allure très libre. Elles
nous expliquent qu’il s’agit pour elles d’un choix, et elles sont
probablement sincères. Mais nous savons que la manipulation est facile
et que certains esclaves aiment leurs chaînes. Enfin, certains
conditionnements, qui commencent très tôt, peuvent convaincre ceux qui
n’auraient pas pratiqué ou éprouvé leur liberté. C’est donc une affaire
de conditionnement, de soumission organisée et de domination.
Essayez de vous promener avec une burqa : cela ne facilite
pas la vision et constitue une gêne quand il faut traverser la rue. Par
ailleurs, personne ne sait qui se cache sous la burqa – ce qui
pose au demeurant un problème de sécurité. L’identité de la femme est
gommée, la femme est masquée, elle n’existe pas – et c’est bien le but.
Les manipulateurs font preuve d’une habileté machiavélique.
Un des arguments avancés est qu’il ne faudrait pas stigmatiser une
communauté. La communauté musulmane serait-elle si fragile ? J’ai
discuté avec des musulmans, des imams, qui défendent la laïcité, qui ne
sont pas favorables à la burqa et qui, à mon sens, voudraient
que l’on vote une loi. Au reste, je leur ai demandé pourquoi ils ne
pourraient pas régler eux-mêmes le problème au sein de la communauté :
ils sont tout de même les premiers intéressés.
Ce phénomène du port de la burqa révèle un problème de vision
du monde, dans laquelle le corps des femmes est jugé dangereux. Comme
on me l’a dit, les femmes doivent se masquer car, sinon, les hommes
vont se déchaîner, pris par des pulsions irrépressibles. Si elles
s’exposent, cela signifie qu’elles sont disponibles. Le voile intégral
permettrait donc de protéger les femmes contre de possibles agressions.
Attention à ce « cheval de Troie » que l’on veut faire pénétrer dans
notre société. Les personnes qui sont derrière savent très bien ce
qu’elles font. Après le port de tel costume pour sacrifier à la
tradition, on nous demandera des horaires réservés dans les piscines –
j’ai même entendu dire que certains maires les avaient acceptés – ou
des programmes scolaires édulcorés, notamment en biologie, etc. Et
pourquoi pas, peu à peu, des espaces séparés pour les hommes et les
femmes dans les bus, dans le métro, dans les restaurants, les théâtres
ou les cinémas ? On risque d’aboutir à un véritable apartheid. C’est un engrenage, et sachez que les femmes qui circuleraient librement s’exposeraient à des agressions.
Pour moi, c’est très clair : une loi s’impose. Nous nous adressons à
une population qui souhaite vivre chez nous, parce que la vie y est
meilleure. Elle sait très bien que, pour vivre en paix dans un pays
comme la France, il faut avant toute chose respecter la loi. Je pense
donc qu’elle comprendra si nous en faisons une. Après, bien sûr, il
faudra veiller à son application. Mais vous connaissez tous la très
belle phrase de Lacordaire : « Entre le fort et le faible, le riche et
le pauvre, le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et
la loi qui affranchit. »
Mme Françoise Hostalier. Vous avez remarqué, Madame, que le
phénomène ne concernait que les femmes. Mais, dans la région lilloise,
les hommes sont de plus en plus nombreux à porter une barbe longue et
touffue et refusent de regarder une femme dans les yeux. Je suis allée
l’autre jour à la mosquée de mon quartier et la moitié des hommes a
refusé de me serrer la main. Cela ne m’est jamais arrivé dans des pays
musulmans, par exemple en Afghanistan ou en Tunisie. J’observe donc,
chez les hommes également, une radicalisation des comportements.
J’ai cru comprendre que, dans votre propos, vous visiez surtout les
femmes d’origine étrangère. Mais le problème se pose aussi pour les
femmes françaises converties, que leurs parents soient ou non d’origine
étrangère. Je pense tout particulièrement à celles que je pourrais
qualifier de « gauloises » et qui, une fois converties, sont encore
plus « religieuses » que les autres.
Vous avez été députée et ministre. Vous avez sans doute une idée de
la façon dont on pourrait rédiger cette loi, et surtout de la façon
dont on pourrait la faire appliquer. L’application de la loi de 2004 a
déjà été difficile : il a fallu agir avec délicatesse, convaincre les
parents, passer par des médiatrices, trouver des solutions pour
scolariser les élèves qui ne voulaient pas se dévoiler, etc. Mais pour
cette loi-ci, comment l’appliquer, notamment dans les lieux publics ?
Faudra-t-il prévoir des amendes ?
Mme Pascale Crozon. Comment analysez-vous, Madame, l’application de la loi de 2004 ?
Mme Yvette Roudy. On n’interdit pas aux hommes dont vous
parliez de se promener en bras de chemise ou nue tête, et je ne pense
pas qu’il leur soit obligatoire de porter la barbe. Il est néanmoins
évident que ce sont des intégristes, qui peuvent refuser de serrer la
main des femmes. Cela m’est arrivé en France et dans certains autres
pays.
Vous avez raison de dire que les nouveaux convertis sont encore plus
stricts que les autres, parce qu’ils ont quelque chose à prouver. J’ai
rencontré aux États-Unis une très jeune femme qui portait le voile et
trouvait l’idéologie intéressante. Elle était née dans ce pays et n’en
était jamais sortie. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais je
pense qu’elle ouvrira un jour les yeux, surtout si elle va dans le pays
d’origine de ses ancêtres et se rend compte de ce que cela peut
représenter au quotidien : impossibilité de sortir, absence de droits,
etc.
Certaines femmes sont séduites. Mais toutes les sectes savent pratiquer la séduction. Le port de la burqa est également le moyen, en particulier pour les jeunes, de se distinguer et de défier la société et l’autorité dominante.
L’intégrisme religieux obéit à toutes les règles auxquelles les
sectes obéissent – ayant participé dans cette assemblée à la commission
d’enquête sur les sectes, je sais de quoi je parle. Derrière tout cela,
il y a des comportements sectaires qui peuvent aboutir à des lavages de
cerveau, à des conditionnements et à un embrigadement total.
On assiste à une montée du phénomène. Que faire ? C’est vous qui
allez devoir trouver la solution. Celle-ci ne peut être que globale.
Une loi est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisante ; il faudra
l’accompagner – ce que nous ne savons pas très bien faire, à la
différence des pays scandinaves. Il conviendra aussi d’aller dans les
endroits où cela se passe, pour discuter et défendre bec et ongles
notre laïcité.
Quant à la loi de 2004, c’est mieux que rien, mais ce n’est pas
parfait. Elle n’est pas appliquée dans les universités, ce qui est
dommage, ni dans les lieux publics. Cela dit, on peut admettre que des
femmes portent un foulard dans un lieu public, mais pas qu’elles
portent la burqa. De toute façon, c’est dangereux, et l’on peut
mettre en avant des arguments de sécurité : elles peuvent créer des
accidents ou en avoir et, de surcroît, on ne sait pas qui se cache
dessous. En tout cas, notre société n’est pas organisée pour cela.
Il faudra dire aux personnes qui vivent chez nous, et qui ne s’y
trouvent pas mal – et je ne vise pas que les femmes venant de
l’étranger – que la loi ne permet pas d’adopter de telles pratiques. Je
me souviens avoir agi ainsi lorsqu’il a fallu empêcher l’excision.
Certains avaient alors une attitude assez complaisante vis-à-vis de
cette coutume et nous accusaient de faire preuve de néocolonialisme et
d’intolérance. En dernier recours, je leur ai dit que c’était la loi et
que l’excision était interdite, et alors ils ont accepté cette
disposition. Bien sûr, vous pouvez essayer de convaincre, mais vous n’y
parviendrez pas. En l’occurrence, vous avez face à vous un système très
bien organisé et des personnes très habiles comme Tariq Ramadan, qui
ont fait leurs études dans nos universités et connaissent nos points
faibles.
Répondez aux personnes concernées que ce sont nos règles, nos lois,
que notre société est organisée de cette façon et que si elles ne s’y
conforment pas, elles encourront des sanctions. Vous devrez prévoir ces
sanctions et faire payer des amendes.
Nous avions eu des craintes après le vote de la loi de 2004 sur le
voile islamique. Mais j’ai constaté que, globalement, la loi a été
respectée.
En conclusion, mettre en avant la loi simplifie bien les choses. Au reste, vous êtes là pour faire la loi.
M. Jean Glavany. Je nuancerai vos propos sur la loi de 2004.
Tout le monde est d’accord pour dire qu’elle a réglé le problème dans
l’école publique et qu’il n’y a quasiment plus de conflit à l’entrée.
Mais on ne connaît pas le nombre des familles qui ont placé leurs
enfants, sinon à l’étranger, tout au moins dans les écoles privées,
qu’elles soient musulmanes ou catholiques.
Vous avez parlé des populations qui voulaient vivre dans notre pays.
Mais il faut aussi tenir compte des « gauloises » converties au culte
musulman et qui se lancent dans cette provocation.
Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut empêcher ce
phénomène, dans la mesure où il n’est pas acceptable. Mais si le
Parlement français explique qu’il le fait pour des raisons de sécurité,
on nous rétorquera que, même si ces raisons de sécurité existent, nous
n’abordons pas le problème tel qu’il se pose, ni la provocation telle
qu’elle se présente, c’est-à-dire comme une provocation intégriste et
fondamentaliste.
Ensuite, la loi que nous pourrions prendre pour interdire la burqa
serait très ciblée. Pourrions-nous prendre une mesure équivalente
s’intégrant dans un dispositif législatif qui ne viserait pas que les
femmes musulmanes ?
Cela m’amène à revenir à la loi de 2004, qui reprenait une des
propositions de la commission présidée par M. Bernard Stasi. Celle-ci
avait fait un énorme travail et il est dommage qu’on l’ait réduit à
cette mesure. De ce fait, la loi a été ressentie par ceux qui étaient
visés par cette mesure comme une loi qui les ciblait. Si on avait
repris l’ensemble des propositions de la commission Stasi et que l’on
avait fait une grande loi sur la laïcité, cela n’aurait pas été le cas
et aurait eu davantage de sens républicain. De mon côté, je suis
disponible pour travailler sur une grande loi laïque dans la
prolongation de la commission Stasi. Le groupe socialiste a,
d’ailleurs, élaboré une proposition de loi en ce sens. Toutefois, je ne
suis pas sûr qu’elle emporterait un consensus.
Un autre projet pourrait faire consensus. Il y a un an ou deux,
l’Assemblée nationale a créé une mission d’évaluation de la politique
de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes – la
présidente de cette mission était Mme Danielle Bousquet, du groupe
socialiste, et son rapporteur M. Guy Geoffroy, du groupe de l’UMP —, un
peu à l’instar de ce qu’a fait M. Zapatero lorsqu’il est arrivé au
pouvoir. Il en est résulté un rapport contenant une vingtaine de
propositions. Ne pourrait-on pas, dans cet ensemble, insérer une mesure
destinée à empêcher le port de la burqa, considérée comme une violence faite aux femmes ?
M. Pierre Cardo. Madame la ministre, ne pensez-vous pas que
la loi de 1905, telle qu’elle est construite, ne nous enlève pas les
moyens d’intervenir sur le fait religieux ? En effet, il s’agit d’une
loi sur la laïcité. Est-il souhaitable de maintenir cet état de fait ou
faut-il revisiter cette loi ?
En 2004, nous avons voté la loi sur le port du voile dans les collèges. Aujourd’hui nous sommes confrontés au problème de la burqa.
Cela signifie que cette première loi a été suivie d’une réaction et que
l’on continue à lutter contre certaines valeurs de la République. S’il
faut y voir une stratégie, est-ce qu’une nouvelle loi, trop ciblée, ne
risque pas de nous obliger à passer ultérieurement à une nouvelle étape
et donc à une troisième loi ? S’il en est ainsi, jusqu’où ira-t-on ?
Nous risquons d’être à court d’arguments.
Ce serait peut-être au monde musulman lui-même de régler le
problème. Mais peut-on compter sur lui, d’autant qu’il est assez divisé
en la matière ?
Mme Bérengère Poletti. Vous dites, Madame la ministre, que le port de la burqa n’est pas d’ordre religieux. Je suis tout à fait d’accord : il n’est pas imposé par le Coran, mais par des extrémistes et des fanatiques.
Vous dites aussi que c’est aux musulmans eux-mêmes de s’emparer du
problème. Je pense que, sans eux, il sera, en effet, difficile
d’arriver à le régler. Toutefois, les représentants du Conseil français
du culte musulman (CFCM), que nous avons auditionnés récemment,
refusent d’appliquer les termes d’extrémistes, d’intégristes et de
fanatiques à ceux qui veulent faire porter le voile intégral aux femmes
et parlent même de fait religieux. Nous sommes donc sur un terrain
difficile.
Nous avons également auditionné les représentants de la Ligue des
droits de l’homme. Leur discours nous a choqués. Ils s’opposent
totalement à ce qu’on légifère sur le sujet. Ils parlent de tolérance,
d’éducation et de non-discrimination ; ils disent que si on en est là,
c’est parce qu’on a été discriminants vis-à-vis des musulmans de
France. Quel est votre avis ?
Mme Yvette Roudy. Quand une question semble très compliquée,
il faut la simplifier. J’ai eu un grand maître en ce domaine : François
Mitterrand. Il disait que lorsque l’on doit choisir entre plusieurs
principes, il faut retenir le plus élevé.
Je vous ai énuméré un certain nombre d’arguments. Mais n’en utilisez
qu’un : celui de l’inégalité entre hommes et femmes – le principe de
l’égalité entre hommes et femmes figurant dans la Constitution. Ne vous
laissez pas embarquer sur d’autres terrains, comme celui du complexe
néocolonialiste ou celui de la culpabilité. J’ai discuté avec le
président de la Ligue des droits de l’homme, et cela s’est très mal
passé. Selon lui, il ne faudrait pas stigmatiser les musulmans.
Pourquoi ? Seraient-ils si fragiles ? N’oublions pas que nous sommes en
République, dans un État de droit.
Dans cette affaire, on essaiera de tout mélanger, de vous
culpabiliser, de vous opposer la religion. L’argument fondé sur la
sécurité est, certes, un peu ridicule, mais je l’ai entendu ; il ne
faut pas le retenir. Il faut retenir un seul principe et, à mon avis,
c’est celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Derrière tout
cela, se cache tout de même la loi de la charia.
Les femmes musulmanes savent bien que le fait d’arborer le voile
n’est pas neutre : c’est un symbole évident, s’agissant surtout du
voile intégral.
J’attendais beaucoup de la commission Stasi et je regrette aussi
qu’elle n’ait accouché que d’une souris. Pourquoi ne pas utiliser le
rapport de Danielle Bousquet sur les violences faites aux femmes ?
M. Zapatero a fait ce que nous n’avons pas eu le courage de faire : une
loi visant la dignité des femmes – j’avais proposé de faire une loi à
ce sujet, mais le texte n’a jamais été examiné. Si vous pouviez voter
le même genre de loi, ce serait bien. C’est peut-être possible, vingt
ans plus tard.
Monsieur Cardo, s’agissant de la loi de 1905, j’ai du mal à vous
suivre. Pourquoi vouloir se mêler de la religion ? Cette loi est
simple : il y a les Églises d’un côté, et l’État de l’autre. J’ai eu de
sérieuses discussions avec des évêques, avec Mgr Lustiger ou avec
Mgr Tauran, qui a beaucoup réfléchi à la question de la laïcité et avec
lequel on peut s’entendre. À Lisieux, j’ai rencontré beaucoup de
religieux, et cela se passait très bien. Nous avons suffisamment
souffert avec cette loi de 1905, tout au moins au début. N’y touchez
pas !
M. Pierre Cardo. Est-ce que cela ne simplifierait pas les choses ?
Mme Yvette Roudy. En touchant à la loi de 1905, vous ne
saurez pas où vous allez. Cette loi est une loi sur la séparation des
Églises et de l’État. La religion est une affaire privée. J’ai de très
grands amis croyants, catholiques ou non, qui respectent la laïcité.
Je crois profondément que le phénomène auquel nous assistons est une
affaire politique. C’est une tentative de déstabilisation, extrêmement
habile, quasiment machiavélique. J’approuve la proposition de
M. Glavany de partir de l’excellent rapport de Danielle Bousquet. Il
s’agit bien d’une violence faite aux femmes… même s’il plaît à
certaines d’être battues. On sait, d’ailleurs, très bien ce qu’une
telle attitude peut masquer : un complexe, un conditionnement très
difficile à faire disparaître. Mais à certains moments, il faut
trancher.
Je crois que la loi de 2004 ne s’applique pas aux universités, ce
qui est dommage. Elle ne s’applique pas non plus aux hôpitaux, parce
que l’on n’est pas allé jusqu’au bout. Allez-y carrément. Et ce n’est
pas notre faute si la Ligue des droits de l’homme a pris une telle
position.
M. Pierre Cardo. La question qui se pose est d’adopter la bonne stratégie.
Mme Yvette Roudy. Faites simple et tenez-vous en à un seul principe.
M. Pierre Cardo. Vous avez sûrement raison.
M. le président André Gerin. Merci de ce « rafraîchissement ».
Audition de M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X
M. André Gerin, président. Mes chers collègues, nous
poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Abdelwahab Meddeb,
universitaire, professeur de littérature comparée à l’Université Paris
X, et soucieux de faire connaître les courants culturels inspirés par
l’islam. Monsieur Meddeb, vous êtes aussi producteur de l’émission Cultures d’islam, sur France Culture, qui s’intéresse à la diversité culturelle des sociétés musulmanes.
Quel regard portez-vous sur le voile intégral et quelles différences
faites-vous entre la question du foulard et celle du voile intégral ?
Certains estiment qu’il s’agirait, une fois de plus, de stigmatiser les
populations de culture musulmane, qui ont déjà des difficultés à
s’insérer dans la société française. Qu’en pensez-vous ?
Que pensez-vous aussi des réactions, parfois vives, de certaines
associations, notamment de femmes, qui voient dans la pratique du voile
intégral une remise en cause des principes républicains, en particulier
du respect de la dignité de la femme et de l’égalité entre les hommes
et les femmes ?
Les associations féminines soulignent que cette prescription, qui
nie l’individualité de chaque personne, ne s’adresse qu’aux femmes,
alors que les hommes peuvent agir à leur guise. Pourquoi une telle
obligation ne s’appliquerait-elle qu’aux femmes ? N’est-ce pas une
forme d’intériorisation de l’inégalité entre les hommes et les femmes,
avec l’idée que la femme est considérée comme perverse et secondaire ?
Vous qui avez travaillé sur le corps et son image, pouvez-vous nous expliquer pourquoi, selon le Coran,
le respect de la pudeur impose aux femmes de se couvrir ? Existe-t-il
d’autres prescriptions relatives au comportement qui s’appliqueraient
aux hommes ? Comment le Coran considère-t-il le visage ? A-t-il une valeur particulièrement sacrée ?
Même si la mission n’a pas a priori décidé de légiférer, une
loi portant sur le voile intégral pourrait comprendre des mesures
positives visant à améliorer le dialogue interreligieux et la
tolérance. Nous dénonçons la dérive intégriste, fondamentaliste, voire
les comportements fanatiques, car nous voulons laisser toute sa place à
l’islam tolérant et respectueux des valeurs de la République – et c’est
pourquoi le dialogue avec les représentants du Culte musulman est très
important. Quelles mesures proposeriez-vous pour que la communauté
musulmane comprenne bien qu’il ne s’agirait pas d’une loi contre les
musulmans, mais d’une manière de préserver le « vivre-ensemble » et de
permettre la libération de la femme ?
Je vous laisse la parole.
M. Abdelwahab Meddeb, enseignant à l’Université Paris X. Merci
de m’avoir invité. Vous allez devoir faire preuve d’une attention
particulière et d’une certaine patience, car mon discours ne sera pas
politique, mais philosophique et théologique.
La burqa se multiplie dans l’espace public français et
européen. Elle a le don d’irriter tout le monde. Cela affecte même les
archi-libéraux du multiculturalisme anglo-saxon, qui respectent tous
les particularismes. Cette disparition de la face, cette annulation du
visage affole. Le critère d’une identité franche disparaît. Comment,
dès lors, respecter l’intégrité du corps ? La conquête séculaire de l’habeas corpus n’exige-t-elle
pas un visage et un corps visibles, palpables, reconnaissables par
l’accord du nom et de la face pour qu’autour de leur clarté
fonctionnent l’état civil et le pacte démocratique ?
L’éclipse de la face occulte la lumière émanant du visage et
accueillant à travers l’autre le miroir où se reflète le miracle de la
vie, où se reconnaît la plus franche des épiphanies divines, révélation
qui a tant inspiré la vie de l’esprit et du cœur de bien des musulmans
dans l’histoire de l’islam. Les soufis voyaient, en effet, le signe de
Dieu dans le miracle surgi de la face humaine, surtout lorsqu’elle se
pare des traits qui animent un visage de beauté féminin. On remonte
ainsi, de visage en visage, du visible à l’invisible, de l’humain au
divin, selon la parole prophétique, inspirée de la Bible, qui
dit que l’homme a été façonné à l’image de Dieu. « Tout est périssable,
ne perdure que la face de Ton seigneur », proclame le Coran
(Sourate LV, versets 26-27), qui loue ainsi la pérennité de la face
divine en tant qu’absolu dont la trace de splendeur se reflète sur le
support que lui tend tout visage humain.
Le voilement du visage par un tissu aussi noir que la robe qui couvre la Ka’ba (appelée aussi burqa), dessaisit
l’humain de la franchise qu’exigent aussi bien le politique que
l’esthétique, l’éthique ou la métaphysique. C’est un masque qui annule
le visage, qui l’abolit, nous cachant les intensités témoignant de
l’altérité qu’Emmanuel Levinas a saisie et dont nous recueillons les
précoces rudiments chez de nombreux penseurs de la millénaire tradition
islamique, qui ont médité le franc face-à-face entre eux et leur
Seigneur éprouvant leur singularité dans l’esseulement du retrait.
Le visage ainsi couvert est retiré de la circulation urbaine comme
de la relation intersubjective ou métaphysique. Se trouve donc effacé
le visage qui est, encore selon Levinas, « le lieu d’une ouverture
infinie de l’éthique », au carrefour du souci de soi et des autres. Le niqab ou la burqa, radicalisation du hijâb
(qui voile les cheveux et laisse le visage à découvert), est un crime
qui assassine la face, privant l’humain de son ouverture infinie vers
l’autre qui vient. Ce costume prétendument islamique transforme les
femmes en prisons ou en cercueils mobiles, exhibant au cœur de nos
cités des fantômes barrant l’accès aux vérités invisibles qui
s’extraient du visible.
Le port du niqab ou de la burqa vient d’être interdit
dans les enceintes scolaires et universitaires dépendant d’Al-Azhâr au
Caire, la plus haute institution sunnite du monde. Le patron de cette
institution, le cheikh Tantawî, a rappelé que le niqab n’est ni une obligation islamique, une farîd’a, ni une disposition cultuelle, une ‘ibâda, mais seulement une ‘âda,
une coutume. De même, le mufti d’Égypte, le cheikh ‘Alî Jum’a, confirme
ce rappel ; il précise en outre qu’il s’agit d’une coutume arabique
antéislamique, laissant entendre par là que l’islam est en mesure – et
même a le devoir – de l’abolir.
Ces arguments internes à l’islam peuvent être exploités si la
mission parlementaire se décide à élaborer une loi interdisant le port
du voile intégral – et je suis à votre disposition pour vous apporter
des éléments émanant de mon enquête sur le débat actuel en Égypte. Je
n’insisterai pas sur la difficulté de la mise en pratique d’une telle
loi, sur laquelle d’autres experts ont dû attirer votre attention et à
laquelle vous avez dû penser vous-mêmes. Je voudrais seulement répondre
à certaines objections de juristes qui évoquent la liberté de
l’individu et le respect de ses choix l’amenant à disposer de son corps
comme il l’entend. C’est qu’en effet les porteuses de burqa se
réclament de ce principe tant en France qu’en Égypte. Cette
considération est sans nul doute centrale aussi bien dans l’esprit du
droit positif que dans la Déclaration des droits de l’homme. Il me
paraît pertinent de ne pas céder sur ce point, comme le font certains
juristes qui nous demandent d’abandonner le recours à ce principe et de
nous réfugier, au cas où une loi serait élaborée, derrière les
principes de dignité et surtout d’égalité, qui sont, eux aussi,
juridiquement opératoires ; nous y reviendrons.
Mais pour la liberté, je voudrais revenir à la définition
humoristique – mais qui fait sens – de la démocratie par le poète
américain Mark Twain : selon lui, la démocratie repose sur trois
facteurs : « la liberté d’expression, la liberté de conscience et la
prudence de ne jamais user de la première ni de la seconde. »
J’interprète cette prudence avec Éric Voegelin comme la sagesse de ne
pas user de ces droits d’une manière inconditionnelle. Et je m’appuie,
avec le même politologue germano-américain, sur la « courtoisie »
nécessaire au fonctionnement de nos sociétés, disposition que
nourrissent « les compromis et les concessions faites aux autres.
Quiconque a une idée fixe et cherche à l’imposer, c’est-à-dire
quiconque interprète la liberté d’expression et la liberté de
conscience en ce sens que la société doit se comporter de la manière
qu’il juge bonne, n’a pas les qualités requises pour être citoyen d’une
démocratie. » Ce problème est déjà traité par Aristote autour de la statis (la crise qui provoque une discorde, une révolte même) : si je me fixe sur une opinion, et si je m’obstine à la suivre, une contre-statis
peut être enclenchée, et le désordre s’installe dans la cité. Telle
serait notre réponse sur le principe de la liberté individuelle
réclamée par les provocatrices ou les victimes porteuses de burqa.
Quant à la dignité de la femme et au principe d’égalité, qui sont
tout aussi intangibles que la liberté, incontestablement le port de la burqa les malmène.
La burqa procède de la prescription du voile et la
radicalise. La différence n’est pas de nature ni de structure, mais de
degré et d’intensité entre la burqa et le hjjâb, lequel
est lui-même une atteinte au principe de l’égalité et de la dignité
partagées entre les sexes. Tous les réformistes et modernisateurs qui,
en islam, ont prôné le dévoilement des femmes depuis la fin du XIXe siècle
ont organisé leur discours de persuasion sur les trois principes de
liberté, d’égalité et dignité, et dans les trois grandes langues de
l’islam, le turc, l’arabe et le persan. C’est un aspect oublié de
l’histoire.
L’atteinte à l’égalité est patente, elle est manifeste dans le
verset coranique qui constitue une des références scripturaires à
l’origine du commandement du voile : il s’agit du verset 31 de la
sourate XXIV, lequel crée la dissymétrie au détriment des femmes dans
la séquence qui concerne la question du désir et de la séduction qui
propage la sédition (fitna est un mot unique qui rassemble ces
deux sens, séduction et sédition). Une telle séquence appelle à la
vertu, à la pudeur, au contrôle de soi ; elle s’adresse
systématiquement aux deux sexes et, je cite le Coran, aux
« croyants et aux croyantes », à qui il est notamment conseillé au
verset 30 de « baisser le regard » et de « préserver leur sexe ».
Cependant, il est demandé aux femmes un supplément de vigilance, qui
est à l’origine de la dissymétrie, en lequel les docteurs de la loi
interprétèrent la nécessité du port du voile pour elles – alors que,
littéralement, le verset peut être entendu tout autrement, la pudeur
recommandée aux femmes se limitant à couvrir leur bustier. La lecture
consensuelle des docteurs qui approfondit la dissymétrie est
symptomatique : elle révèle l’état anthropologique patriarcal et
phallocratique qui attribue aux femmes l’origine de la séduction alliée
de la sédition génératrice de troubles. Or rien, ni psychologiquement
ni en termes d’économie et d’énergie sexuelles, ne légitime
l’attribution de ce supplément aux femmes, pas même la vérité et la
réalité de leur différence sexuelle confirmée par la psychanalyse. Il
s’agit là d’une vision patriarcale et phallocratique intégralement
dépassée par l’évolution anthropologique à laquelle sont notamment
parvenues les sociétés modernes encadrées par un droit confirmant
l’égalité et la dignité que partagent les humains hors toute
discrimination de sexe ou de genre.
Avant même d’en venir à considérer la burqa, il convient de
situer l’impératif du voile dans une société phallocratique, misogyne,
construite sur la séparation des sexes, sur une hiérarchie des genres,
considérant que les femmes excitent plus le désir que les hommes. Il
faut donc attester au commencement que l’imposition du voile aux femmes
émane de la société en laquelle est né l’islam il y a quinze siècles,
une société patriarcale et endogamique – qui encourage le mariage de
proximité, entre cousins –, où prévaut, en outre, l’obsession de la
généalogie, où la sexualité est indissociable de la filiation. La
preuve en est que les femmes dites qwâ‘id, entendez
ménopausées, sont dispensées de se soumettre aux prescriptions de la
seconde séquence coranique qui est utilisée par les docteurs de la loi
pour couvrir de voile les femmes (Coran, sourate XXIV, verset 60).
C’est donc la hantise de l’homme face à l’incontrôlable liberté de
la femme qui est à l’origine de la prescription du voile que le niqâb et la burqa
radicalisent. Hantise de l’homme qui ne pouvait jamais authentifier
l’origine de sa supposée progéniture, par laquelle se transmettent le
nom et la fortune. Ainsi, la structure anthropologique qui est aux
origines du voile ordonné aux femmes est dépassée avec la naissance et
l’universalisation de la contraception chimique qui rend opératoire la
distinction entre sexe et filiation, entre jouissance et engendrement.
Par la quête de la jouissance seule rendue biologiquement possible,
s’organisent ontologiquement la liberté et l’égalité des sexes qui
partagent une même dignité. Cette situation se répercute sur l’édifice
juridique et situe la condition de l’humanité moderne loin des
archaïsmes que continue d’entretenir l’islam, parfois d’une manière
polémique et provocatrice.
La question de la burqa mérite, en outre, d’être envisagée sous deux autres aspects.
Le premier met en confrontation une société restée rivée sur le
culte, celle de l’islam, et une société qui est passée du culte à la
culture – dans mon émission « Cultures d’Islam », il n’est question que
de cultures, même lorsqu’on approche des questions cultuelles. Notre
société approche, en effet, même le culte et la religion comme faits de
culture. Et lorsqu’elle sent que l’esprit en elle se réifie, elle peut
recourir au culte dans ses marges, dans l’espace circonscrit à la
demeure ou au temple ; et si jamais elle place le culte au centre de
son agora, elle le met en scène dans la pluralité de ses formes, loin
de tout penchant exclusiviste.
Nous estimons aussi qu’avec la burqa, nous nous confrontons à
une stratégie du grignotage. Au-delà des cas isolés et singuliers,
au-delà des converties zélées, il ne faut jamais perdre de vue que des
islamistes, mais aussi de pieux salafistes, appliquent les
recommandations du Conseil européen de la fetwa – dirigé par le
prédicateur al-Qardhâwî, ex-frère musulman égyptien qui agit à
l’horizon du monde en parlant depuis le Qatar, précisément de la
tribune que lui offre la chaîne satellitaire al-Jazira. Dans
cette instance, dont les dernières réunions annuelles se sont tenues en
Irlande, les militants sont exhortés à agir avec agilité et dans la
légalité afin de gagner en Europe des parcelles de visibilité en faveur
de la loi islamique. C’est donc le dispositif juridique séculier qui
est visé par l’affaire de la burqa. C’est comme si l’instrumentation de sa radicalité rendait plus digne, plus acceptable le hijâb.
Ne tombons pas dans ce piège. À nous de voir s’il faut répondre
ponctuellement par une loi ou s’il faut mobiliser les ressources déjà
existantes du droit en lesquelles nous avons à puiser en élaborant une
ligne stratégique face à ces assauts répétés – eux-mêmes s’inscrivant
dans une stratégie.
Je finirai par remarquer qu’avec ce débat, on nous impose une
régression par rapport à nos acquis. Le débat sur le même sujet, tel
qu’il a eu lieu et tel qu’il continue en Égypte, est un débat d’idiots.
N’élargissons pas avec notre complaisance la communauté des idiots…
M. le président André Gerin. Merci pour cette clarification et la profondeur de votre discours.
M. Pierre Cardo. Qu’entendez-vous par « ligne stratégique » ?
M. Abdelwahab Meddeb. Je ne sais pas s’il est nécessaire de
légiférer ou non. En outre, s’il faut une loi, comment la mettre en
pratique ? Ce sont de vraies questions auxquelles nous devons réfléchir.
Je serais symboliquement favorable à une loi pour, d’une part,
marquer une différence radicale et ferme, d’autre part, envoyer un
signal aux modernistes de l’islam. C’est notre universalité qui doit
gagner : voilà notre rêve ! L’enjeu est considérable, il est au-delà de
la France : nous appartenons au Monde !
Comment construire une loi, comment la rendre opérationnelle ?
Récemment, j’ai vu aux Champs-Élysées une vingtaine de Saoudiennes,
pesant des millions d’euros, sous la burqa. Faut-il les arrêter dans la rue ? Faut-il leur interdire l’accès au territoire ? On le peut, il n’y a aucune raison.
M. Pierre Cardo. On peut utiliser les contrôles d’identité.
M. Abdelwahab Meddeb. Oui, on peut puiser dans notre
dispositif juridique existant. Mais une loi symbolique me semble très
importante ; elle pourrait d’ailleurs rappeler le dispositif du
contrôle d’identité.
En visite d’inspection dans une institution universitaire de filles,
le cheikh d’Al-Azhar a été très surpris, et même scandalisé, d’y voir
un nombre impressionnant de burqas et a immédiatement demandé
qu’elles soient retirées. Son argument a tenu en deux points : d’une
part, a-t-il dit aux jeunes filles, votre exemple est très mauvais pour
les petites parce qu’il est le signe d’une pratique radicale et extrême
de votre religion ; d’autre part, il y a un vrai danger, car qui me dit
qu’un poseur de bombe ne se déguiserait pas sous l’une de vos burqas ?
M. Pierre Cardo. Le problème des bombes ne concerne pas uniquement la burqa.
M. Jean Glavany. C’est tout de même une pratique qui se développe en Afghanistan.
Monsieur Meddeb, vous n’êtes pas le premier à nous dire que le port du niqab ou de la burqa
n’est pas un commandement de l’Islam, mais une pratique minoritaire
extrémiste. Or les élus de la République n’ont pas à faire le tri entre
les bonnes et les mauvaises pratiques religieuses – la loi de 1905
interdit à la religion d’influer sur le politique et aux politiques de
s’immiscer dans le champ religieux –, mais cherchent à savoir comment
empêcher ce phénomène du voile intégral.
Vous parlez du contrôle d’identité, mais les moyens juridiques
existent déjà – on doit par exemple avoir le visage découvert aux
guichets des services publics – et rendent inutile une loi
supplémentaire. La question à laquelle nous réfléchissons n’est pas
celle-là, mais de savoir si nous devons aller plus loin, en empêchant –
éventuellement par la voie législative – le port de la burqa ou du niqab dans l’espace public, dans la rue, considérant qu’elle est une provocation.
Mme Nicole Ameline. La force symbolique de la loi pourrait
trouver son prolongement dans son effet symbolique, car nous voulons
aussi nous placer sur le terrain des valeurs.
Nous craignons un effet pervers du dispositif, enfermant davantage les femmes non plus seulement sous la burqa,
mais aussi dans leur logement. Sans parler de sanctions, inciter les
femmes à accéder à l’enseignement des droits des femmes et à l’égalité
pour permettre à celles qui sont dans une situation de soumission
absolue de pouvoir continuer à sortir de chez elles vous semble-t-il
opportun ? L’accès à l’enseignement du français, qui nous a été
suggéré, mais aussi du droit pourrait-il faire partie des mesures
symboliques ?
M. Pierre Cardo. On s’adresserait alors à une minorité, car
beaucoup de jeunes femmes sont très éduquées, et n’ont donc pas de
problème de langue, et la plupart ne sont pas des primo-arrivantes,
mais françaises depuis longtemps.
Mme Bérengère Poletti. Elles sont parfois diplômées.
M. Abdelwahab Meddeb. Certaines sont même converties.
Mme Nicole Ameline. Certes, mais je ne pense pas qu’elles soient majoritaires.
M. Pierre Cardo. Le caractère symbolique de la loi
suffira-t-il ? Elle réglera le problème en apparence, comme pour le
voile dans les écoles, collèges et lycées publics…
M. Abdelwahab Meddeb. À mon avis, la loi de 2004 n’a pas
réglé le problème uniquement en apparence : au vu du résultat, c’est
pour moi une très bonne loi !
M. Pierre Cardo. Certes, néanmoins face à cette autre
provocation apparue dans l’espace public, une loi, une mesure
symbolique, si elle peut avoir une efficacité, ne changera pas les
états d’esprit. Au-delà de l’aspect légal, y a-t-il des choses à
faire ? Comment peut-on lutter contre une « stratégie », car on a
affaire à des gens convaincus et pas seulement soumis ?
M. le président André Gerin. Loi symbolique, certes, mais
parlons aussi de loi de libération, car s’il y a des femmes converties
et militantes, n’oublions pas les jeunes femmes mineures et les
adolescentes. Il faut penser à tout ce que recouvre la question du
voile, car il est la face émergée de l’iceberg, il cache une dérive
fondamentaliste dans certains territoires de notre pays et un
conditionnement imposé notamment aux jeunes filles dans la famille et
le quartier.
Mme Nicole Ameline. Tout à fait ! Il faut penser aux plus faibles.
M. le président André Gerin. La loi du religieux ne doit en
aucun cas déterminer les pratiques sociales dans l’espace public de
certains de nos territoires, de notre société – c’est le sens de notre
démarche.
M. Pierre Cardo. Nous sommes d’accord.
M. le président André Gerin. Le voile intégral est un signal,
il est l’arbre derrière lequel se cache la forêt, un problème beaucoup
plus profond et grave, un phénomène qui prend de l’ampleur, mais auquel
nous voulons mettre un terme. C’est pourquoi, si nous décidons de
légiférer, les conclusions de la mission devront insister fortement sur
le sens d’une loi de libération.
Mme Bérengère Poletti. Je suis d’accord, le voile est la
partie visible de l’iceberg, il est un des moyens de soumettre les
femmes et d’en faire des êtres obéissants et inférieurs. Au nom de la
liberté entre les hommes et les femmes, certains élus ont fait preuve
d’une grande inconscience – je pense aux créneaux horaires réservés aux
femmes dans des piscines –, et ce sont les mêmes qui, aujourd’hui,
prétendent que l’interdiction du voile intégral aboutira à
enfermer ces femmes chez elles. Accepter cette vision, c’est se
soumettre au discours intégriste et extrémiste.
Peut-on envisager quelque chose de plus global qui défende la
liberté des femmes, leur permette d’exercer toute profession et d’aller
et venir normalement dans l’espace public, comme les hommes ?
M. Abdelwahab Meddeb. Le chantier est intégral, car il doit
porter sur l’école, la pédagogie, les programmes des médias, les
multiples discours… L’enjeu est considérable, il est national et
géopolitique.
Comment lutter contre ce fameux al-Qardhâwî, également chef du Conseil européen de la fetwa qui, deux heures par semaine sur la chaîne al-Jazira,
reçoit des questions du monde entier – la moitié provenant d’Amérique
et d’Europe, dont beaucoup de France ! – et profère ses fatwas ?
J’estime que nous avons à défendre fortement l’histoire, la
particularité de ce pays, la singularité française. L’idée canadienne
des accommodements raisonnables me met en colère : le terme même ne
correspond pas à l’esprit du droit français !
M. le président André Gerin. Aujourd’hui au Canada, certains se posent des questions !
M. Abdelwahab Meddeb. Il y a deux ans, j’ai
personnellement combattu, avec d’autres, comme un beau diable car ces
accommodements ont failli aboutir à l’application de la charia dans
quelques villages là-bas – comme le droit coutumier indien invoqué par
les tenants de la loi islamique ! Et ce sont des émigrés musulmans
d’origine iranienne qui ont mobilisé, dans le monde entier, les
musulmans libéraux notamment.
Et regardez l’état misérable de nos médias !
M. le président André Gerin. Il nous faut effectivement regarder le problème d’al-Jazira.
Mme Colette Le Moal. Dans certains pays, comme l’Italie et
les Pays-Bas, des projets de loi ont été déposés. À l’heure de
l’Europe, n’aurions-nous pas intérêt à savoir où en est leur réflexion ?
M. le président André Gerin. C’est en cours : un questionnaire dans les ambassades va nous être retourné.
M. Abdelwahab Meddeb. La loi de 2004 est de plus en plus bien vue à l’étranger car, quoi qu’on en dise, elle a été régulatrice.
M. le président André Gerin. C’est une bonne nouvelle !
M. Abdelwahab Meddeb. La pédagogie à l’école, la question des
valeurs communes à transmettre pose aujourd’hui problème. À Tunis, où
j’ai grandi dans l’esprit des valeurs communes, le monde a changé en
trente ans d’une manière terrible !
Mme Bérengère Poletti. Je suis assez réservée sur la
pédagogie à l’école, car les jeunes filles embrigadées dans la théorie
du port du voile intégral que je connais ont grandi dans nos écoles
républicaines, ont eu des mœurs, des coutumes tout à fait dans la
culture française et étaient libérées.
Quelque chose s’est passé, quelqu’un est arrivé dans leur vie, et tout a changé, malgré l’éducation.
M. Abdelwahab Meddeb. Il devait y avoir une blessure quelque part.
Mme Bérengère Poletti. Nous avons tous une blessure quelque part.
M. Abdelwahab Meddeb. Certes, c’est la fragilité humaine.
Mme Bérengère Poletti. Par ailleurs, la France est singulière, mais doit-elle être exemplaire sur ce sujet ?
M. Abdelwahab Meddeb. Je le pense.
Mme Nicole Ameline. Lors de notre première réunion, j’étais
intervenue sur la nécessité de l’exemplarité de la France à l’extérieur
car, pour avoir fait partie de ceux qui ont essayé d’expliquer la
laïcité en France, je peux témoigner que nous avons eu du mal à
expliquer la loi de 2004 à l’extérieur. Or si nous réussissons à placer
ce débat sur le plan juridique, nous aurons beaucoup plus de facilité à
porter ce projet, nous aiderons des femmes dans le monde, nous
sensibiliserons des gouvernements et, surtout, notre pays enverra un
signal fort sur le terrain des droits de l’homme.
M. Abdelwahab Meddeb. L’exemplarité doit aussi être européenne.
Mme Nicole Ameline. Absolument.
M. Pierre Cardo. Qu’entendez-vous par « état misérable de nos
médias » ? Et comment résoudre ce problème qu’on n’a pas su traiter
jusqu’à présent ?
Par ailleurs, j’espère qu’on sera exemplaire parce qu’efficace, et non pas immodeste.
M. Abdelwahab Meddeb. L’exemplarité à laquelle je crois ne
peut pas tomber du ciel : elle est produite grâce au travail sur soi.
L’invention européenne, particulièrement française, a été ruinée parce
que l’humanité européenne comme acteur historique a passé sa vie à
malmener ses propres principes dans le monde. Mais au cours de ces
soixante dernières années, quelque chose a changé avec la paix en
Europe, avec l’énorme travail fait par les Européens sur eux-mêmes –
les Allemands beaucoup plus que les Français. Ouvrir le chantier du
travail sur soi aide à légitimer l’exemplarité. Les principes que nous
avons inventés ont certes été malmenés un moment, mais l’acte
historique que nous produisons maintenant est en cohérence avec nos
principes : voilà ce que nous devons dire !
M. le président André Gerin. C’est le courage civique.
M. Abdelwahab Meddeb. Quant aux médias, j’ignore ce qu’il
faut faire, car je n’arrive même pas à regarder la télévision française
dont la médiocrité me terrorise ! La puissance d’al-Jazira est
qu’elle pense le monde, elle maîtrise intégralement la sémiologie du
médiatique – même France 24, créée à la hauteur de cette chaîne, n’a
pas la même rhétorique, la même puissance de frappe. Al-Jazira a réussi
à faire passer son discours crypto-islamiste grâce notamment au tsunami
en envoyant trente ou quarante correspondants sur place pour recevoir
les images originales les plus spectaculaires ! Voilà un exemple !
Je le répète : il est très important de penser local et mondial, singularité française et géopolitique.
M. le président André Gerin. Nous vous remercions
chaleureusement et amicalement, Monsieur Meddeb, pour votre courage
républicain. Nous vous solliciterons certainement à nouveau lors de
l’ébauche de nos préconisations.
M. Abdelwahab Meddeb. Merci beaucoup.